« Toute action revêt nécessairement une vertu utilitariste. »
Jeudi 25 janvier, au tribunal correctionnel de Marseille, la défense citait La Rochefoucauld. La morale est simple : pas de mystère chez celui qui sauve un homme de la noyade. Pas de courage non plus. Il ne fait que se gratifier d’une bonne action. Bonne action nécessairement corrompue, salie, par un motif inavoué et peu glorieux. Alors, autant ne pas regarder. Autant considérer, comme l’a fait la défense ce jour-là, que « le motif importe peu, au regard des actes. » Et autant dire tout de suite que dans l’histoire qui nous intéresse, des actes, il n’y en a pas.
C’est l’histoire d’une mise en relation. Neuf figures du grand banditisme marseillais. Une série de « repérages », avoués à demi-mot, sur un itinéraire à proximité d’Annecy. Sur cet itinéraire, un fourgon blindé de la Brinks, qui transporte entre quatre et sept millions d’euros. Il ne sera jamais attaqué. Il n’y aura même pas de tentative. Alors on centrera l’accusation autour de l’association de malfaiteurs. Et on essayera de comprendre ce qu’il s’est passé. Ou, plutôt, pourquoi justement, il ne s’est rien passé.
Camping-cars et fausses plaques
Il faut remonter au 21 juillet 2015, quand les policiers identifient la préparation d’un braquage. L’enquête s’ouvre, et suit une dizaine de protagonistes, tous déjà condamnés pour divers vols. Les directions interrégionales de la police judiciaire de Marseille et de Lyon notent les déplacements. Depuis trois jours déjà, l’équipe loue un chalet avec un prête-nom à Talloires, près d’Annecy. Plusieurs allers-retours en véhicule de location s’enchaînent.
Alain Delattre, 59 ans, s’occupe des camping-cars et des fausses plaques d’immatriculation. En 1998, il avait déjà tenté de s’attaquer à un transporteur de fonds. Ces derniers temps, il partageait sa vie entre un fourgon qu’il baladait sur la côte d’Azur, et un studio contenant la clef d’un box. Dans le box en question, on saisit cagoule, petites caméras, ordinateur avec fichiers de passeports.
Le 28 juillet, plusieurs suspects se rendent dans un magasin de parapente pour récupérer cinq grands sacs à dos. D’autres achats sont faits chez Leroy-Merlin. Parmi cette équipe, l’ancien trafiquant de cocaïne Jean-Joseph Donsimoni, 60 ans, crâne dégarni et visage souriant. Une notice d’utilisation de grenade a été retrouvée. Pour s’en justifier devant le juge, il explique avoir un grand intérêt pour la lecture.
Huit balles à bout portant
Accusation et défense tombent d’accord sur un point. Un seul membre du « commando » est en relation avec tous les autres. Il s’agit de Robert Bérengier, 52 ans. L’homme est fiché au grand banditisme, et a été jugé en 2000 pour l’attaque d’un fourgon de la Brinks à Gentilly, aux côtés de plusieurs membres de la « Dream Team ». Mais le 6 août 2015 à Marseille, il est assassiné de huit balles à bout portant, dans une rue du quartier arménien.
Cette mort est à ce jour non élucidée, mais elle provoque un repli immédiat. Au chalet qui a été rendu, les coussins sont amenés au pressing, l’aspirateur est remplacé par un neuf. Les interpellations ne se font pas attendre. Et les perquisitions révèlent l’élément le plus accablant du dossier : un dépôt d’armes monumental. Trois prévenus en sont tenus responsables, dont le cadet, Mikael Kazgandjian, 31 ans, cheveux bruns et carrure trapue. Dans la résidence de ses grands-parents, près de Montélimar, on retrouve quatre fusils d’assaut, quatre pistolets, des gilets pare-balles, des armes blanches. Entre autres.
La détention provisoire arrive au terme de sa durée légale
Le comble est peut-être que ce procès a failli ne pas se tenir. Durant trois matinées, les blocages des surveillants pénitentiaires ont empêché d’extraire six des neufs prévenus des Baumettes, où ils sont placés en détention provisoire depuis vingt-huit mois. Mercredi, troisième matinée, on ne sait toujours rien. Derrière le tribunal, sur la chaussée par laquelle arrivent les fourgons, on a planté des policiers, au cas où. Sur le trottoir d'en face, la baie vitrée d’un café, à travers laquelle on guette. Pour la nébuleuse des proches des prévenus, au premier rang, les yeux rivés vers la rue. Pour les avocats, la tête dans les dossiers, au fond, au chaud. De toute façon, aux Baumettes, personne ne décroche.
À ce stade, le procès ne se tiendra, au mieux, que sur deux jours et demi - au lieu d’une semaine. Impossible de déborder jusqu’au lundi suivant : plusieurs avocats monteront à Paris pour le procès de la fraude à la taxe carbone. C’est ici que certains proches des prévenus se révèlent familiers des procédures judiciaires. Ils calculent : la détention provisoire arrive au terme de sa durée légale. Et concluent : pourvu que le procès soit reporté.
La prison, les études, « voire les deux en même temps »
Ce mercredi 24 janvier, les fourgons finissent par arriver. Paul Néri est parmi les premiers à comparaître. Il arrive libre et souriant, vêtu d’un blazer bleu élégant, d’un béret, et d’une petite écharpe à carreaux. Tout le monde l’appelle Papi. Il a 85 ans. Depuis son premier vol dans les années 1960, à une affaire de falsification de carte bleue en 2008, la justice l’a condamné à 35 années de prison. Il est soupçonné d’avoir servi de prête-nom aux diverses locations. La procureure accuse : « Paul Néri est âgé, mais c’est un homme de confiance, capable de tenir un rôle logistique qui trahit une participation active au projet. »
C’est chez Papi qu’a été retrouvé Mikael Kazgandjian, celui dont la maison familiale avait servi de dépôt d’armes. Le cadet des prévenus est dans le box. Fin décembre, il avait été transféré de la prison à l’hôpital pour avoir tenu des propos délirants. Le 9 janvier, il s’évadait. Mikael Kazgandjian est d’un genre atypique. La procureure décèle en lui le syndrome de l’affranchi, « ne venant pas d’une famille défaillante, mais décidant, par choix, de suivre une vie délinquante et violente. » Le juge est plus cynique, résumant la vie du prévenu à une série d’allers-retours entre la prison et les études, « voire même, parfois, les deux en même temps. »
Titulaire d’une maîtrise de sociologie, le jeune homme est actuellement doctorant. Le sujet de sa thèse : « Ethnographie et parcours de vie en milieu carcéral, en France et en Italie ». Le travail est co-dirigé par la prestigieuse EHESS, et l'université de Gênes en Italie. Pays qui l'avait incarcéré pour tirs sur forces de l'ordre, en marge du braquage d'une bijouterie.
« Elle doit pas avoir l’habitude de requérir contre des gars tous fichés au grand banditisme. »
Vingt-quatre heures plus tard, le tribunal a expédié les neuf comparutions. Au deuxième jour d’audience, en début d’après-midi, la procureure Magali Raffaele est prête. La situation du procès est trop familière aux prévenus, et les circonstances trop éprouvantes, pour qu’ils lui accordent toute leur attention. Les proches occupent presque la totalité des bancs. L’exercice est redouté. L’un d’eux confie : « la procureure est jeune, c’est dangereux. Elle ne doit pas avoir l’habitude de requérir contre des gars tous fichés au grand banditisme. C’est le genre de dossier qu’on ne traite qu’une fois dans sa carrière, alors elle risque d’avoir envie de s’éclater. »
« Maintenant ça suffit ! on arrête de rigoler ! » lance le président du tribunal, qui a pris place. Le matin, les magistrats s’étaient agacés de la sonnerie d’un téléphone. Le président prévient : au moindre bruit de portable, les policiers feront sortir le coupable.
« Vous ne pouvez plus assister au procès ! »
Après cet avertissement menaçant, le réquisitoire débute d’une petite voix, mais sur un franc constat : « il convient de rappeler à qui nous avons affaire. Les neuf prévenus sont des repris de justice, et ont déjà été condamnés, à ce stade de leur parcours, à un total de 180 années de prison. »
Une musique entêtante vient couvrir ce dernier chiffre. Quelques secondes après les sommations du président, un téléphone est donc en train de sonner. La procureure tente de poursuivre, mais la mélodie suit son cours, et le volume s’amplifie. Tout le monde se regarde, on souffle, on pouffe, puis un monsieur se signale. Réaction immédiate du président :
« — Allez monsieur, le policier qui est là va vous conduire vers la porte, et on prendra votre nom.
— Mais je l’avais mis en mode avion ! s’écrie le monsieur en question, outré.
— Je ne veux pas le savoir !
— Mais il était sur monde avion, je sais même pas ce que c’est, cette musique !
— Vous ne pouvez plus assister au procès ! »
« Un projet sportif fantaisiste »
La porte se referme derrière lui. La procureure reprend son introduction, finalement peu accusatrice. Dans les rangs de la défense, on s’agace à voix basse d’un réquisitoire aux allures de « résumé ». La procureure marque des silences, regarde les prévenus avec insistance, mais la rhétorique est assez formelle. Elle rappelle les premiers mensonges des protagonistes durant l’enquête, lorsqu’ils disaient à la police préparer un « projet sportif fantaisiste ». Et prévient, sobrement :
« J’espère que chacun a bien compris qu’à un moment, il faut arrêter de prendre la justice pour ce qu’elle n’est pas. »
La défense est plus inspirée, quand la procureure développe le sens juridique de l’association de malfaiteurs : « un projet de vol en bande organisée a été identifié. À partir de ce moment, peu importe que cette association soit suivie d’un vol, ou pas. » L’avocat de Jean-Philippe Boehm en convient : « Le projet ne paraissait pas réalisable. Mais juridiquement, on ne peut pas se désister d’une association de malfaiteurs. Soit on y est, soit on n’y est pas. » Jean-Philippe Boehm, condamné pour un braquage toulousain en 2001, a été repéré par la police à l’enterrement de Robert Bérengier. Chacun le sait : de son vivant, l’ancien braqueur avait fédéré toute l’équipe. L’association de malfaiteurs perdure donc, fatalement, au-delà de sa mort.
« Un casier judiciaire noir comme l’entrance de l’enfer »
C’est ici que le défi de la défense se révèle délicat. La mort de Robert Bérengier coïncide effectivement avec la dislocation de l’équipe. Il s’agit alors d’imaginer, le temps d’un instant, que Robert Bérengier ne soit pas mort. Et de relever tous les éléments de vie privée des prévenus qui auraient pu, par eux-mêmes, pousser au renoncement. Comme le rappelle Frédéric Monneret, l’avocat de Jean-Pierre Bocognano : « La loi est claire. Il faut encourager le désistement. Il ne faut donc pas punir celui dont la volonté lui a dit de renoncer à l’acte ! » L’avocat poursuit. Jean-Pierre Bocognano a 55 ans, et « un casier judiciaire noir comme l’entrance de l’enfer ». L’homme est déjà « usé par 21 années de prison », quand en 2014, les médecins lui diagnostiquent une maladie orpheline. L’avocat pointe la difficulté à garder la tête haute, et se contenter des 600 euros mensuels de l’arrêt maladie. Surtout au vu du passé du monsieur :
« Une maladie influe forcément sur le comportement. Cela ne veut pas dire que Jean-Pierre Bocognano comptait réellement commettre le braquage. Mais vous savez, quand on est affaibli par la maladie, on a besoin de se prouver à soi-même que l’on existe. »
« Parmi mes clients en prison, j’ai rencontré beaucoup de doux rêveurs. »
C’est à ce moment que Robert Bérengier, « l’ami au pouvoir charismatique », intervient. Il met le projet sur la table. « Dans ces circonstances, c’est difficile de dire non. » Surtout que le projet n’était pas abouti : des surveillances montrent que les repérages ne durent parfois que quelques minutes, les camping-cars n’étaient pas adaptés pour coincer un fourgon blindé. « C’est pourquoi le projet ne fait pas de ces hommes des êtres fondamentalement mauvais, reprend Me Monneret. Vous savez, parmi mes clients en prison, j’ai rencontré beaucoup de doux rêveurs. »
Le jour du délibéré, les familles des prévenus s’entassent sur les bancs, et le délibéré indigne. L’association de malfaiteurs est passible d’une peine de dix ans maximum, les neuf prévenus en sont reconnus coupables. Deux d'entre eux ne se sont pas déplacés dont le doyen Papi, qui écope de deux ans aménageables. Dans le box, Jean-Joseph Donsimoni, Christophe Morali, Jean-Pierre Bocognano et Jean-Philippe Boehm sont condamnés à sept ans de prison. Restent les deux complices de dépôts d’armes, Alain Delattre et Mikael Kazgandjian. Ils sont condamnés à huit ans de prison, assortis, pour le second, d’une interdiction de détenir une arme.