« Mon domicile, je vais le garder secret. » Julien donne le ton dès les premières secondes du procès. Il craint les représailles, même sept ans après les faits. C'est pourtant pas un demi-sel, Julien. Plutôt une force de la nature. Un peu bedonnant certes, mais bien baraqué, costaud. Pas de quoi arrêter une balle néanmoins. Et Julien sait bien que les armes parlent souvent dans son ancien quartier, le 19e : on l'accuse d'avoir buté Djamel Z. à coup de Browning GP 35 dans la nuit du 7 au 8 septembre 2008. Acquitté en première instance en 2012, le voici devant la cour d'assises de Bobigny suite à l'appel du parquet.
« La mort a été rapide », explique le médecin légiste à la barre. Ce dimanche soir, un peu après une heure du matin, intervention des pompiers rue Mathis, près du métro Crimée. Sur le sol d'un fast-food, Djamel, 23 ans. Une balle lui a traversé le ventre. Le président Olivier Leurent avertit Kamel, le frère de la victime : « Bien évidemment, si ces photos vous sont insupportables, vous pouvez sortir. » Sur les écrans de télé de la salle d'audience, une photo en noir et blanc : le corps du jeune homme, étalé par terre, déshabillé par les pompiers qui ont tenté de le réanimer.
« Guéguerre de quartier »
Les flics bouclent vite le quartier. Ils retrouvent sept douilles, plusieurs impacts sur le café à l'angle de la rue. « Un arrosage de projectiles », commente un policier. Rien ne l'étonne, il connaît le coin : la rue Mathis est coincée entre deux cités, Riquet au sud, Curial-Cambrai au nord, « un quartier connu pour des affrontements entre bandes rivales et du trafic de stup. On est sur une enclave. Il y a une logique de guéguerre de quartier. »
Ces conflits opposeraient « les blacks de Cambrai et les maghrébins de Riquet », a-t-on expliqué à un enquêteur de personnalité. Julien est noir, de Cambrai ; Djamel, maghrébin, de Riquet. La rivalité entre les deux cités remonterait aux années 1990. « Les racines de la haine sont tellement lointaines que personne ne s'en souvient », précise Emmanuel Trink, l'avocat de la partie civile.
Djamel ne participait pas à ces querelles. « Il est décrit comme quelqu'un d'assez consensuel », pose le président. À l'époque, la presse l'avait surnommé « l'Ange de Riquet ». C'était le seul qui pouvait circuler librement entre les deux cités. « Il avait même participé à des sessions parlementaires… enfin, pour parler. Il faisait le médiateur », raconte un témoin.
« J'ai pris mon nerf de bœuf. C'est comme une batte de baseball »
La violence ronge les deux cités. Sur la vitrine du café, un autre impact de balle, vieux de quelques mois. À côté, les flics récupèrent un crachat. L'ADN parle. Il appartient à Macire S., plus tard condamné à 14 ans de réclusion pour extorsion en bande organisée, séquestration et actes de tortures et de barbarie. Mais il n'est pour rien dans la mort de Djamel.
C'est un accusé de tentative de meurtre qui va donner leur premier tuyau aux policiers. Deux jours après l'assassinat, il leur écrit depuis sa cellule de la maison d'arrêt de Nanterre : selon lui, tout partirait d'une bagarre trois jours auparavant.
Bagarre ? Passage à tabac plutôt. B., de Riquet, voulait s'expliquer avec un mec de Cambrai : ses petits frères auraient frappé les siens au début de l'été. Une vraie masse le B. : carrure imposante, biceps surdimensionnés, taillé pour la baston. « J'le reconnais, j'suis un bagarreur, j'suis pas un saint. » Les faits sont prescrits, il peut en parler ouvertement : « J'ai pris mon nerf de bœuf. C'est comme une batte de baseball… », lance-t-il en mimant la taille de l'objet. Avec un certain plaisir, il enchaîne : « J'me suis acharné sur le frère de Julien. J'ai frappé aussi le petit à lunettes, j'me souviens plus de son prénom. Julien est arrivé en courant, j'lui ai mis un coup de poing. C'est là qu'il m'a dit : "Tu sais pas qui je suis, j'vais te plomber !" »
Loi du silence
Mais sur le moment dans le quartier, personne ne parle aux flics, même les proches de Djamel. Impossible de savoir qui était avec lui le jour de la fusillade, qui a participé à la bagarre. Ici, on règle ses affaires soi-même. « Toutes les personnes qui étaient là pendant la bagarre, il leur est arrivé quelque chose », explique Julien. Moussa par exemple : « Deux jours après la mort de Djamel, des jeunes du quartier Riquet ont pris l'initiative de lui tirer une balle dans la jambe », raconte à la barre le commandant du groupe d'enquête. Plus tard, le petit frère d'un autre mec de Cambrai présent pendant la bagarre est poignardé. Rien ne permet de relier les actes entre eux. Même les victimes se taisent.
Pendant plus de trois mois, le climat est lourd. La loi du silence continue. Jusqu'à l'arrestation du frère de B., Taled, lors d'un contrôle de police le 18 décembre. Sur lui, un peu de shit et un 9 mm, chargé de cinq cartouches. « Pour protéger mon frère », explique-t-il aux flics. Il finit par reconnaître avoir été là le soir de l'assassinat de Djamel. Il convainc Kamel de venir témoigner : tous les deux assurent avoir vu le tireur et désignent Julien.
Julien n'est pas non plus un ange : à 20 ans, il a été condamné aux assises à cinq ans, dont trois de sursis, pour vol avec arme et séquestration. « J'avais de mauvaises fréquentations. Je ne savais pas qu'il avait une arme », se défend-t-il.
En janvier 2009, il est arrêté au saut du lit. Garde à vue, mise en examen pour assassinat et direction la prison. En détention provisoire, tout se passe bien, sauf une fois, le 18 mars 2009, où Julien est agressé par des co-détenus. Quatre jours avant, son grand frère Fabrice mourrait, abattu de cinq balles de 9 mm.
« C'est toujours quelqu'un qui n'a rien à voir qui se fait tuer »
Encore un règlement de compte ? Fabrice avait quitté depuis longtemps la cité Cambrai. Il avait été arrêté en même temps que Julien, mais relâché après sa garde à vue. « C'est malheureux, c'est une victime aussi, se désole Kamel, le frère de Djamel. Mais c'est comme ça dans les cités, quand quelqu'un est assassiné, yen a qui veulent prendre les armes. C'est toujours quelqu'un qui n'a rien à voir qui se fait tuer. »
« Qui vous a annoncé la mort de Fabrice ? » demande à Julien l'un de ses avocats, Pierre Lumbroso. À la barre, l'accusé recroqueville son grand corps, pleure. La voix cassé, il lâche : « C'est mes frères, au parloir. »
Coupable Julien ? La réponse ici.