Pierre Lumbroso, l'avocat de Julien, dirige l'offensive : « Faites attention aux chausse-trappes des rumeurs et des déductions faciles », lance-t-il aux jurés. Avec sa consœur Marie-Alix Canu-Bernard, ils s'appliquent à déconstruire méthodiquement tous les témoignages défavorables, tout le travail d'enquête des policiers. Pas question de laisser le moindre doute aux neuf jurés quant à l'innocence de leur client. Après trois ans et demi de détention provisoire, un premier acquittement en 2012, Julien avait quitté la France. « Je pensais qu'il ne reviendrait pas, assure maître Canu-Bernard. Mais il a eu le cran de se présenter libre devant une cour d'assises. » Beaucoup de cran en effet : il risque la réclusion criminelle à perpétuité pour l'assassinat de Djamel Z. (voir le précédent article).
Tout au long de l'instruction, la défense faisait déjà preuve de pugnacité. « Vous avez déposé énormément de demandes de remise en liberté, note le président Olivier Leurent. Et vous avez fait appel de chaque rejet. Vous écriviez une lettre au juge d'instruction tous les deux mois : "je clamerai mon innocence jusqu'à mon dernier jour sur cette terre", "personne ne prend le temps de vérifier mes dires". » De sa voix calme, Julien rappelle que « en tout, le juge d'instruction j'ai dû le voir deux-trois fois en plus de trois ans. »
Le règne de la rumeur
Première cible des deux avocats : le travail des policiers. Le commandant de la cellule d'enquête passe sur le grill. « On ne sait rien sur les autres scènes de violence autour des protagonistes. La plupart sont connus des services de police, feint de s'étonner maître Canu-Bernard. Il n'y a même pas d'enquête sur un possible règlement de compte dans le milieu du trafic de stupéfiants. » Le policier botte en touche, évoque le « caractère peu prolixe des proches de la victime. »
Et puis il y a cette bagarre, explique le président : « L'hypothèse d'une action en représailles pour une bagarre ayant eu lieu trois jours auparavant était relayée par diverses rumeurs anonymes. Les policiers ont trouvé ça sérieux. » Maître Canu-Bernard explose : « On vous sert sur un plateau cette bagarre, vous vous engouffrez dans la brèche. C'est bien commode, surtout quand on n'a rien ! »
Contre Julien, les policiers n'ont pas grand chose au début, juste cette rumeur. Pour étoffer le dossier, ils décident de mettre sur écoute le parloir de la prison. Une procédure « très rare » pour maître Canu-Bernard. Et qui ne donne rien. Les policiers pensent que Julien se sait écouté « car les enregistrements présentaient un caractère répétitif et pauvre : des propos récurrents sur son innocence. » « Forcément, ça cachait quelque chose. Vous voulez faire entrer des ronds dans des carrés », réagit la défense.
Un témoin reconnaît les noirs à leurs façons de courir
Pas grand monde a vu la fusillade. Deux voisins ont aperçu un homme s'enfuir. Fred l'a vu monter sur un scooter depuis sa fenêtre : « J'ai reconnu que l'individu était noir à cause de sa foulée beaucoup plus fluide. » Maître Pierre Lumbroso sort de ses gonds : « Vous êtes en train de développer des thèses qu'on n'a pas envie d'entendre dans une cour d'assises. C'est très grave ! »
Sinon, il y a Taled. Pas très grand, agité, nerveux. « Un phénomène, un beau petit exemple de caïd de cité, selon maître Canu-Bernard. Mais pour l'enquête, c'est le témoin inattendu et providentiel. » À la barre, Taled jure avoir vu Julien tirer. D'après les experts, il n'a pas pu voir son visage, mais il assure l'avoir reconnu « grâce à la taille de ses cuisses et à sa carrure ». Il explique avoir « mené l'enquête », parle de « repérages en scooter la veille et l'avant-veille », balance des noms. Il explique avoir été à l'origine des rumeurs, même les plus contradictoires : « C'était un coup de poker. » Et Fabrice, le frère de Julien abattu de cinq balles ? « Ce qui est marrant, c'est qu'on dit que c'est moi qui l'ait tué. » Tordant, en effet.
« Faire appel à la police, c'est la honte »
Dans le dossier, un seul témoin fiable : Kamel, le frère de la victime. Pendant plusieurs mois, il s'est tu. Son avocat, Emmanuel Trink, explique son silence : « Faire appel à la police, c'est la honte. C'est un autre monde que le nôtre. » Puis Kamel a expliqué avoir reconnu Julien derrière la capuche du tireur. « T'as détruit ma famille, accuse-t-il d'une voix forte, les yeux pleins de larmes. T'as fait un truc de merde, un truc d'abruti. »
Dans son coin, l'avocat général doute. D'une voix de tribun de l'après-guerre, il revient sur chaque point de l'enquête, rejette certains témoignages. « Mon doute s'est transformé en conviction » devant le témoignage de Kamel, explique-t-il. « Quel serait son intérêt de mentir ? Il veut voir puni l'assassin de son frère, pas n'importe qui ! » Il demande 12 ans de réclusion, pour envoyer un signal : « Dans les quartiers, notre état de droit, excusez-moi du terme, fout le camp ! Il faut expliquer à ces jeunes de cités que la justice ne se rend pas dans la rue à coups de 9 mm, mais dans les tribunaux, avec le respect de l'autre. »
Les avocats de Julien recensent de nouveau chaque trou du dossier pendant leurs plaidoiries. « C'est la première fois de ma carrière que je sais que mon client est innocent », assure maître Lumbroso. Puis viennent les délibérés. Juges et jurés se retirent dans une salle. On enferme Julien dans une pièce, un garde à l'entrée. Pendant près de trois heures, seul, il attend.
Le tribunal rentre. Julien, sur son banc, semble tout petit. Le président lit la sentence : « À la question "Est-ce que l'accusé a tué M. Djamel Z. ?" le tribunal a répondu… » Le président marque une pause. Un silence, court, celui où la vie bascule. « … non. » Julien laisse tomber sa tête dans ses mains. Le président continue de lire le verdict : « absence d'élément matériel… rumeur manipulatrice… toujours clamé son innocence, même le jour de la mort de son frère. » Peu importe, Julien sourit, les yeux emplis de bonheur. Sept ans. Il serre ses avocats dans les bras. Six mois pour demander des indemnisations. Julien sort libre.