Adrien se tient debout. Son teint est blanc. Très blanc. Ses mains sont croisées au niveau du bas ventre. Au sommet de son mètre quatre-vingt-cinq, il présente un crâne imposant, recouvert de cheveux bruns rasés de près. Son long cou supporte le tout. Son regard poursuit un grand nez surmonté d’une bosse et se pose sur son interlocuteur. Rapidement, sans hésitation. Noir et perçant. Adrien parle bien. Trop bien. Son langage soutenu n’arrange rien au sentiment de malaise palpable dans la salle pleine de boiseries de la cour d’assises de Saint-Omer. Adrien fait peur.
« Arrête, tu vas me tuer ! »
Et c’est bien la personnalité du jeune homme de 29 ans qui intrigue. Elle inquiétera durant ces deux jours d’assises. Bien plus encore que les faits qui lui valent de comparaître pour tentative de meurtre, qu’il admet, et détention d’images pédopornographiques, qu’il nie.
L’enquêtrice de personnalité se dresse à la barre, puis vient le tour de l’expert psychologue, puis encore celui de l’expert psychiatre. Mécaniquement, tous rapportent les éléments de l’enfance et de personnalité d’Adrien. Il perd son père à l’âge de 10 ans. Emporté par un cancer. Jusque là, tout allait bien. Il bénéficiait d’une éducation « stricte, mais juste ». Son frère aîné, Christophe, revient ensuite au domicile familial et prend la relève du père. Insuffisant, bien sûr. Les tensions entre sa mère et Adrien ne cessent d’augmenter jusqu’à atteindre leur paroxysme à l’adolescence. Elle lui a menti : elle avait dit qu’il vivrait longtemps, il est mort en quelques mois seulement. Adrien ne lui pardonnera jamais. Ses résultats scolaires pourtant brillants dégringolent et il se renferme petit à petit. Sa chambre devient son refuge. Il y passe ses nuits devant l’ordinateur. De temps à autres, un ou deux amis – les seuls – viennent interrompre son isolement. De 2006, arrêt de ses études, à 2014, année de son incarcération en détention provisoire, Adrien ne travaille pas et vit au dépend de sa mère. Il lit des biographies, celles de Malcom X ou encore de Gandhi, mais surtout il voue une véritable passion pour les armes blanches. Adrien est en colère. Très en colère. Il insulte sa mère, pique des crises, insulte encore. Sa belle-sœur n’y coupe pas non plus : « Il m’a dit qu’il allait m’égorger. »
Sa colère se dirige très vite à l’endroit de son voisin, Jérôme. Adrien ne supporte plus les aboiements du chien. Jérôme lui reproche le son de sa musique. Ils se disputent souvent, se menacent constamment. Adrien accuse Jérôme de frapper volontairement dans le mur mitoyen ou encore de jeter des pierres sur le toit de la maison. Il y a aussi le câble EDF reliant la maison d’Adrien coupé pendant une bruyante soirée. Le coupable est tout trouvé. Ou encore, plus grave, un coup de couteau donné par Adrien à Jérôme en 2008. Sans conséquence à l’époque. En 2013, ils en viendront aussi aux mains. Et puis vient ce jour du 18 mai 2014…
La présidente de Jongh reprend soigneusement l’ordonnance de mise en accusation et raconte : le 18 mai 2014 en fin d’après-midi, Adrien, enfin sorti de sa chambre, tond la pelouse. Le chien du voisin, encore, aboie. Adrien crie. Jérôme réplique. Après quelques houleux échanges, les deux hommes retournent chez eux. Adrien retourne dans la chambre et réfléchit, « je broyais du noir », rectifiera-t-il plus tard. À 20 h, il prend sa décision. Il se saisit d’une machette, passe par dessus le mur le séparant de son voisin, se dirige vers la maison et entre. Il tombe nez à nez avec Jérôme. Sans attendre, il lève la machette et frappe. Un premier coup au visage. Jérôme tombe. Adrien, lui, ne s’arrête pas, il frappe encore et encore, aux bras, aux jambes, aux pieds. Jérôme crie : « Arrête, tu vas me tuer ! » Sans raison particulière, Adrien reprend une forme de conscience, d’humanité : « J’ai tilté de ce que je faisais quand j’ai vu le carnage dans la pièce », tentera-t-il d’expliquer plus tard. Il jette un téléphone dans la mare de sang formé autour de Jérôme : « Appelle les secours », lui conseille-t-il avant de reprendre le chemin inverse pour rentrer chez lui. Jérôme parvient malgré toutes ses blessures à appuyer sur la touche « bis » du téléphone. Il tombe sur sa mère : « Appelle les pompiers, je baigne dans le sang ! » La mère, parisienne, joint en vitesse l’ex-petite amie de Jérôme, aujourd’hui sa meilleure amie, Carole. Elle habite tout près de chez Jérôme et prévient immédiatement les pompiers. Adrien, pendant ce temps-là, se change, met ses vêtements et sa machette dans un sac et abandonne le tout dans une bouche d’égout. Trois heures plus tard, il rentre chez lui et est interpellé par les policiers. Il avoue tout, sans sourciller.
« Toutes les personnes qui ont perdu un proche ne commettent pas un crime »
Carole s’approche fébrilement de la barre. Après l’habituelle prestation de serment, la présidente l’invite à s’exprimer. Entre deux sanglots, elle se souvient : « Il avait un bout de peau qui pendait, il était tout en sang. » Dans ses dernières forces, Jérôme était parvenu à se déplacer jusqu’à la porte et à l’ouvrir. « Je me disais que j’étais dans un épisode qu’on voit à la télé », ajoute-t-elle, inconsolable. Les pompiers ont ensuite pris en charge Jérôme dont le pronostic vital était engagé. Direction l’hôpital. Les policiers procèdent aux constatations d’usage. Et Ensuite ? Et bien ensuite : « J’ai nettoyé le sang qui était par terre, j’ai tout nettoyé. Je me disais qu’il ne fallait pas qu’il voie ça », conclut Carole, toujours fébrile.
Adrien ne réagit toujours pas. Il s’adresse à la cour, froidement : « Le témoignage de madame aujourd’hui, me permet de me rendre compte de l’erreur que j’ai commise. Je commence à regretter. » Et il ajoute aussitôt : « Ça vaut ce que ça vaut. » Me Moyart, partie civile, réagit. Il se demande si Adrien comprend réellement le sens du mot « erreur ». S’il n’existe pas un décalage entre les mots qu’il utilise et le concept même des mots. Adrien ne répond pas. Me Moyart ne lâche rien et questionne Adrien sur ses sentiments : « J’ai eu beaucoup de rancune. Aujourd’hui ? Je voudrais l’oublier ce monsieur. » Julien Michel, l’avocat général, s’interroge à son tour : « Il y a lien entre la perte de votre père et la tentative de meurtre ? – Je ne vais pas le nier, il y a forcément une colère refoulée dans cet événement, répond Adrien, toujours impassible. – Toutes les personnes qui ont perdu un proche ne commettent pas un crime », sermonne l’avocat général.
Deux médecins légistes se succèdent plus tard à la barre. Chacun égrène les 14 coups de machette portés sur le corps de Jérôme. Parmi toutes ces blessures, deux provoquent des séquelles irrémédiables. Adrien a frappé tellement fort au visage que des petits morceaux d’os se sont éparpillés dans la mâchoire de Jérôme. Malgré une opération, Jérôme ne peut toujours pas ouvrir la bouche normalement, deux ans après les faits. Cet handicap donne l’impression qu’il parle la bouche pleine de coton. Un autre coup au bras a sectionné les tendons, rendant impossible toute mobilité de la main malgré, là aussi, une intervention médicale et de longues semaines de rééducation. Son pied présentait de multiples fractures. Le médecin légiste a fixé l’ITT à trois mois et demi, correspondant à la durée de l’hospitalisation de Jérôme. Psychologiquement, Jérôme ne se sent pas bien non plus : « Dès que j’entends un bruit chez moi, je sursaute, je revis la scène », raconte-t-il simplement à la barre. Technicien de maintenance à La Poste, il ne peut plus travailler. Me Moyart précise : « On ne sait s’il y aura un demain… » Unanimes, les médecins qualifient Jérôme de « miraculé ».
« Eu égard aux mots usités, on pouvait difficilement tomber sur des personnes du troisième âge »
En garde à vue, Adrien se comporte bien. Très bien même. Il est dans un premier temps placé sous contrôle judiciaire. « J’ai eu peur, j’avais toujours peur qu’il vienne me finir », réagit à ce propos Jérôme. Mais le parquet interjette appel et Adrien est finalement placé en détention provisoire à compter de juillet 2014. En détention, Adrien ne rencontre aucun incident. Il entame un suivi psychologique : « Cela me fait du bien », rassure-t-il. Néanmoins, il éprouve le plus grand mal à supporter les nuisances sonores : « Cela me rappelle les situations que j’ai pu connaître avec Jérôme », se justifie-t-il. Mais se veut philosophe : « On rencontre toujours des problèmes en prison, mais je gère. » Les policiers procèdent aux perquisitions de son domicile, de sa chambre surtout. Outre un couteau et un sabre, ils saisissent une tour d’ordinateur et un disque dur. Une perquisition a également lieu chez Christophe, le frère aîné qui l’a accueilli durant son contrôle judiciaire. Une autre tour d’ordinateur est saisie.
Le deuxième jour débute par l’intervention de l’expert informatique. Il a disséqué les tours d’ordinateur saisies. Un grand nombre de clichés à caractère pornographique a été retrouvé dans les données effacées. La greffière passe les photos sous le rétroprojecteur. Il y a de tout. Du sadomasochisme, des scènes de torture, des photos à connotation zoophile. Une photo apparaît à l’écran. On y voit une femme pratiquer une fellation à un cheval, un étalon. Certains des clichés sont susceptibles de mettre en scène des mineurs. L’expert indique que l’analyse des recherches internet révèlent des termes comme « school-girl » ou encore « teenager » laissant penser, selon lui, à des recherches à caractère pédopornographique.
Me Dubout, avocat d’Adrien, intervient. Il tente de démontrer que ces recherches ne sont pas nécessairement pédophiles, notamment le terme « school-girl ». Il conclut : « Quand on tape les mots sur internet, on ne peut jamais savoir par avance sur quoi on va tomber. » La présidente en profite : « Ces images mettant en scène des mineurs peuvent-elles arriver de manière intempestive ? – Eu égard aux mots usités, on pouvait difficilement tomber sur des personnes du troisième âge », répond l’expert, sans manquer d’ironie. Adrien, une fois n’est pas coutume, souhaite réagir : « Quelle est la quantité de consultation de porno classique par rapport à celle déviante ? – Je ne sais plus. – Ah bah, c’est con ça ! » ne peut retenir Adrien en grinçant des dents.
La présidente prend aussitôt la parole et précise qu’en tout état de cause, des images pédopornographiques sont présentes. Peu importe, une ou mille, c'est interdit.
« Ce que je voulais c’était le démonter »
Outre la pornographie, les ordinateurs d’Adrien ont révélé des discussions Skype avant et après les faits. Aujourd’hui ces discussions prennent une toute autre envergure. Il y a par exemple cette phrase adressée à l’un de ses contacts quelques heures seulement avant le « carnage » : « Il y a un mongol qui a l’air de vouloir me chauffer, t’étonne pas s’il y de la "barbac" sur les murs. » Glaçant. Ou encore pendant son contrôle judiciaire : « Ce que je voulais c’était le démonter. » Adrien effectue également des recherches sur internet : « prison », « tentative de meurtre », « paranoïa » ou encore « machette ».
Me Jean-Yves Moyart se lève. D’un ton grave, il fait face aux jurés. Il raconte. Raconte Jérôme. Qui il était. Ce qu’il est devenu. Son histoire. Ses joies, ses malheurs. Et puis arrive la scène : « Je ne sais pas ce que ça fait de penser que l’on va mourir. » Il reprend la chronologie des faits. L’entrée d’Adrien dans la cuisine. Puis dans le salon. Le face-à-face. Soudain, l'avocat marque un temps d’arrêt et mime le premier coup. Le bruit produit par son geste, bien qu’accentué par la robe noire, glace le sang. Il faut quelques secondes pour retrouver une certaine contenance. Me Moyart parle à la première personne : « J’entends mon sang couler, mais je tente quand même de me lever. Après de longues minutes de lutte, j’atteins enfin la porte et j’ouvre. » Pas un mot ou presque à l’encontre d’Adrien : « Je ne suis pas procureur, je suis là pour parler de Jérôme. » C’est bien ce qu'il fait durant 35 minutes. Jérôme n’est pas qu’une victime. Il est homme avant tout. Puis Me Moyart conclut : « Ce n’était pas une erreur. »
Julien Michel – dont ce ne sont que les deuxièmes assises – prend à son tour la parole : « Un mauvais regard, quelques mauvaises paroles, des nuisances sonores, voilà ce qui a valu à Jérôme une dizaine de coups de machette. » De façon tout à fait scolaire, il caractérise les infractions. Tentative de meurtre : articles du code pénal. Élément matériel. Élément moral. Jurisprudence. Détention d’images pédopornographiques : articles du code pénal. Élément matériel. Élément moral. Jurisprudence. Bien sûr, il demande aux jurés d’entrer en voie de condamnation. Là encore, l’avocat général rappelle les objectifs de la peine. Sans varier d’intonation, Julien Michel requiert une peine de huit années d'emprisonnement assortie d’une période de sûreté de quatre ans, un suivi socio-judiciaire durant cinq ans et l’interdiction de porter une arme pendant cinq ans. Suspension d’audience.
« Adrien n’est pas un monstre ! »
Me Édouard Dubout est déjà dans la salle depuis de nombreuses minutes lorsque la cour prend à nouveau place. D’emblée, il précise son rôle : « J’essaierai d’apporter la lumière sur ce qui a poussé Adrien à commettre ces actes. Aucun de mes propos n’aura pour but de salir Jérôme. Je tenais à vous le dire. » Adrien est jeune homme cabossé par la vie. Son père, son enfance, l'absence de soutien : « Il a fonctionné comme une cocotte-minute. » Me Dubout met en avant les fragilités psychologiques d’Adrien et prend quelques minutes pour écarter le délit connexe de détention d’images pédopornographiques. Il revient sur les termes. Caractérisent-ils le délit de détention d’images pédopornographiques ? Il en doute. L’avocat évoque ensuite ses relations avec Adrien : « Adrien n’est pas un monstre ! J’aurais préféré le rencontrer dans d’autres circonstances. Il est très sympathique et sait faire preuve d’un grand humour. » Après une petite heure de plaidoirie, Me Dubout prévient les jurés : « La prison est quelque chose de violent, je vous demande de ne pas l’endommager plus que ça. »
Les jurés apparaissaient au bout de quelques heures. À toutes les questions, ils ont répondu « oui ». Adrien est condamné à douze années de réclusion criminelle assorties d’une période de sûreté de cinq ans. Il devra subir un suivi socio-judiciaire pendant cinq ans à sa sortie.