« Je… je veux être jugé aujourd'hui », bafouille Vincent, un Breton de 33 ans. Ce mardi 4 décembre 2018, continue le ruissellement des interpellations du samedi vers les chambres du palais de Justice de Paris. Jusqu'aux premiers délibérés, cinq premiers prévenus passent devant l'une des chambres de comparutions immédiates de ce jour, tous arrêtés en marge des différents cortèges de la manifestation des gilets jaunes. Au dehors, attendent une poignée de caméras de télévision. De nombreux journalistes se serrent sur les bancs du public – ces salles, d'un tribunal flambant neuf, n'étant pas équipées de bancs pour la presse, avec, par exemple, de quoi poser son carnet ou recharger son portable. On devine quelques proches des prévenus, qu'un confrère cherche à interroger, et quelques vingtenaires venus en soutien.
Les hommes dans le box ressemblent aux habituels prévenus des comparutions immédiates : des hommes, jeunes (entre 22 et 33 ans), précaires, qui ont fait « une bêtise ». Leur casier est peut-être plus léger que ceux des autres jours. Tous accepteront d'être jugé le jour même. « Dans la mesure où ce sera fait correctement », précise, sans rire, l'un d'eux.
Tous disent avoir voulu protester pacifiquement (Sébastien, qui dit n'avoir voulu qu'observer le mouvement, ne s'est même pas rendu à la manifestation, a picolé dans un bar avec un ami et, bourré, a dégradé une vitrine, mais sans rapport avec les gilets jaunes). Azdin, Marocain naturalisé Français de 30 ans, accusé d'avoir été présent lors de la dégradation du Palais des congrès, à porte Maillot, avec un Fenwick, l'affirme : « Moi, quand je suis venu, c'était pas avec de mauvaises intention, c'était en solidarité avec le mouvement. […] C'est pas en solidarité avec les casseurs ou avec le Fenwick. » Seul Pierre-Alexis reconnaît avoir « repoussé une grenade lacrymogène » – mais les policiers retrouvent sur son téléphone un message appelant à venir « le plus armé possible ». Mais aucun n'habite Paris, ou même la banlieue proche. Et tous semblent perdus lorsque les juges ou le procureur leur égrènent des noms de rues de la capitale.
« La victime n'est pas identifiée »
Tous sont poursuivis pour « groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens », selon l'article 222-14-2 du Code pénal, citation que l'une des assesseuses s'applique à lire en entier à chaque fois. En l'espèce ? Des gants de moto, des lunettes de protection (on imagine qu'il s'agit de lunettes de piscine), un pétard (autorisé à la vente), trois cailloux, un lance-pierre et une fronde. Auxquels se rajoutent cache-nez, bonnets, capuches et masque à gaz (sans que l'on sache s'il s'agit d'un simple masque en papier, d'un masque de protection ou d'un vrai masque à gaz). Et puis il y a le recel : un blouson de moto encore dôté de son étiquette et de son anti-vol pour Vincent, cinq bouteilles de mauvais alcool fort (en fait quatre bouteilles et une flasque) pour Pierre-Alexis. La prévention dit « provenant d'un vol avec effraction ». Mais elle précise que « la victime n'est pas identifiée ». Car, oui, Pierre-Alexis a été arrêté parce qu'il était « porteur de bouteilles sans pouvoir en justifier la provenance » : un Nicolas avait été pillé pas loin.
Face aux juges, Cyril, né en 1989, est sommé de s'expliquer : pourquoi portait-il une capuche ? « Il pleuvait tout simplement. » « Le masque, c'est pour se protéger des gaz lacrymogènes, explique de son côté Vincent. Le casque c'est pour se protéger des projectiles, avec toutes les vidéos qu'on voit sur Internet… » Et les cailloux retrouvés dans la poche d'Azdin ? « C'était idiot de ma part… je sais pas quoi… comment… À aucun moment, j'ai voulu… » Il essaie d'expliquer le mouvement de foule, les pierres qu'il prend « parce que tout le monde fait ça » à ce moment sur la place de l'Étoile, pour se défendre. Mais contre qui ? Il bafouille. Ça fait ricaner un vieil homme blanc à la grosse montre et aux chaussures en beau cuir assis dans le public. À chaque trouble dans la voix des prévenus, à chaque mauvaise formulation, à chaque expression de la langue parlée, il y va de son ricanement.
Il est vrai, il y a parfois de quoi rire. Vincent dit avoir pris une fronde (lui dit un lance-amorce pour la pêche, mais aucun des magistrats ne semble savoir faire la différence, ni celle entre un lance-pierre et une fronde, d'ailleurs) pour se défendre. « Comment voulez-vous vous défendre avec une fronde ? lui demande le procureur.
– Avec… des ballons de peinture.
– Vous comptiez vous défendre avec des ballons de peinture ?
– Ben… oui.
– Contre qui ?
– Des… agresseurs…
– Qui on voit dans les manifestations ?
– Des casseurs, des agresseurs…
– Et c'est tout ? On voit qui d'autres ?
– Des CRS, vous voulez dire ? Ben non, c'était pas pour eux. »
« Je ne reviendrai pas »
« Se défendre », « se protéger », mais contre qui ? Parce qu'après tout, d'après l'une des assesseuses, « si on ne s'approche pas trop près et qu'on reste dans les rangs, on n'a pas de raison d'avoir peur des gaz. » Pour chacun des cinq prévenus, elles assurent le service minimum ,comme souvent en comparutions immédiates : lecture de la prévention, une ou deux questions sur les faits, lecture de l'enquête sociale (intérim, CDI au Smic, chômage ; agent de sécurité, cariste, ancien chauffeur poids lourds), « vous êtes marié ? avec des enfants ? », un rapide point sur la situation professionnelle et « je laisse la parole à monsieur le procureur pour les réquisitions ». Tout juste s'intéressent-elles à l'exception de cette audience : « Quelles sont vos intentions concernant ce mouvement ? », « quelles sont vos revendications ? » Quand l'une tance Azdin qui ne comprend pas le terme « revendications », l'autre jure qu'à cause des violences « les gilets jaunes qui se réclament de ce mouvement n'ont pas pu manifester, dans les faits. » Mais, vite, chaque prévenu l'assure : « Je ne reviendrai pas. » De toute façon, pour chacun d'eux, le procureur réclame une interdiction de séjour à Paris d'un an.
Pour le représentant du ministère public, dont la chemise bleue boutonnée jusqu'au col fait resortir le double menton, « c'est l'image de la France, les symboles de la République qui ont été atteints. » Mâchonnement nerveux, regard sévère derrière des lunettes rectangulaires, il affirme que Cyril « n'est pas venu pour manifester, mais pour en découdre, comme beaucoup devant ce tribunal aujourd'hui ». D'ailleurs, n'ayons pas peur des mots : « À l'Arc de triomphe, à ce moment-là, c'est un climat, entre guillemets, de "guerre". » Ça, ça ne fait pas ricaner le vieux monsieur du public.
Face à Azdin, qui explique que, loin d'avoir enfourché le Fenwick pour commettre des dégradations, il est monté dedans pour couper le contact après que celui qui fonçait dans les portes du Palais des congrès eut fui, le procureur rame un peu, puis se rattrape. « Le prévenu n'a pas été jusqu'au bout de la manifestation violente. Ça, le ministère public l'entend. Mais quand il y a des dégradations, vous devez partir. » Azdin se sent tout petit dans son box, et tente d'expliquer qu'il avait peur de se retrouver seul. « Quand on travaille dans la sécurité, c'est quand même triste de se livrer à des violences », assène le procureur, sans craindre d'accuser sans preuve. Grand seigneur, il accepte la possibilité d'une non-inscription au casier judiciaire d'une éventuelle condamnation d'Azdin.
Les deux avocats qui se partagent la défense des cinq prévenus font face aux réquisitions suivantes : Vincent, recel de vol d'un blouson de moto et article 222-14-2 (voir plus haut), huit mois ferme avec mandat de dépôt, 12 mois de sursis avec mise à l'épreuve ; Cyril, article 222-14-2, six mois ferme avec mandat de dépôt ; Azdin, article 222-14-2, six mois de sursis ; Sébastien, article 222-14-2 et dégradation d'une vitrine, trois mois ferme sans mandat de dépôt ; Pierre-Alexis, recel de vol de cinq bouteilles d'alcool et article 222-14-2, quatre mois ferme avec mandat de dépôt.
« Quand on veut être dur, il faut coller à la procédure »
La première avocate n'a pas eu le dossier de Vincent, elle demande aux juges à voir la photo du lance-amorce ; l'assesseuse en a une en noir et blanc, le procureur l'a en couleur. À chacune de ses plaidoiries, elle s'exprime longuement, sans vraies articulations dans le discours : elle parle des images qu'elle a vu sur BFMTV, demande « en quoi c'est un délit d'avoir un masque pour se protéger des gaz », brode sur les provinciaux à Paris, dont c'est la première manifestation. Le second, un pêu moins bavard, ne fait pas mieux : les dossiers sont pauvres. Tous deux réclament la relaxe, pour, au choix, absence de preuve, d'intentionnalité, bénéfice du doute : « Quand on veut être dur, il faut coller à la procédure. » Au mieux demandent-ils une dispense de peine générale.
Les prévenus n'ont pas grand-chose à dire pour leur dernière prise de parole. « Ben écoutez, je souhaite rester en liberté pour continuer à exercer mon métier et à être inséré dans la société, ce qui ne sera pas le cas si je suis emprisonné », récite Cyril. La voix de Pierre-Alexis se casse sous le coup de l'émotion : « Je ne suis ni un casseur, ni… Je suis venu soutenir mon pays. » Il pleurniche, le vieux monsieur du public ricane.
Après une heure de délibération, la présidente lit et explique les peines – ce sera d'ailleurs sa seule intervention de l'audience. Aucun mandat de dépôt n'est décerné. Azdin, Cyril et Vincent, seuls condamnés au titre de l'article 222-14-2, sont interdit de séjour sur Paris pendant un an (six mois pour Azdin). Vincent prend 12 mois de prison, dont six mois de sursis ; Azdin, six mois de sursis (non-inscription au casier judiciaire) ; Cyril, dix mois, dont six mois de sursis ; Sébastien, 60 jours-amende à 5 euros ; Pierre-Alexis, trois mois de sursis.