À l'audience, la mule passe à table

On l’imagine déambuler dans les couloirs grouillants de la gare du Nord. Perdu, la trouille au ventre, cherchant sa direction d’un œil inquiet et pressé. C’est sur le quai direction Amsterdam que les douaniers l’ont cueilli comme une fleur, ce jeune homme frêle perdu dans un grand sweat à capuche vert.

« En premier lieu », explique la présidente de la 23e chambre du tribunal correctionnel de Paris, les agents ne trouvent rien sur lui, si ce n’est un air suspect. Ses déclarations sont douteuses, incohérentes, donc louches. Ils lui font passer un scanner qui révèle six ovules dans ses entrailles. Le temps pour la nature de faire son office et le dénommé Joseph P., 21 ans, doit répondre des 339 grammes de cocaïne qu’il vient d’expulser de son corps. 22 035 euros à la revente, selon le calcul des douanes.

« Il m’a dit de m’insérer neuf ovules »

Joseph P. s’exprime avec une déférence rare dans ce box. 339 grammes de cocaïne en comparution immédiate, ce n’est pas rien, et la présidente l’interroge avec une patience qui tranche avec la brutalité souvent constatée à ce tribunal. « J’ai été abordé dans la rue, à Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane, par un Surinamien qui m’a proposé de transporter la cocaïne à Rotterdam contre 2 500 euros. Il m’a dit de m’insérer neuf ovules, mais je n’ai pu en mettre que six », retrace-t-il. Le commanditaire a financé le billet d’avion que Joseph. P a lui-même acheté. Puis il a pris la direction de l’aéroport, en compagnie d’un autre transporteur, une autre mule, dont il ignorait l’office et dont il s’est séparé par la suite.

Le prévenu s’était vu remettre 130 euros pour acheter un billet pour les Pays-Bas, mais il a eu d'autre frais. « Le taxi pour l'aéroport m'a coûté 60 euros, et le bus à Paris 12 euros. Avec d'autres dépenses que j'ai eues, à la gare, je n’avais plus que 25 euros, je ne pouvais pas acheter le billet. C’est là que je me suis perdu. » L’autre mule a également été arrêtée et jugée en comparution immédiate devant le tribunal de Créteil il y a quelques jours. Il avait 225 grammes de cocaïne et est probablement détenu à l’heure actuelle.

Joseph P. explique son commerce par l’extrême dénuement dans lequel il vit. Dans sa cité, il tente d’exercer – au noir – la profession d’orpailleur, sans grand succès. Il parvient à peine à pourvoir aux besoins de son ex-compagne et de son fils, sans compter son actuelle copine. Alors jure-t-il, « pour la première fois », il décide de se lancer dans la périlleuse aventure du transport international de drogue in corpore.

Mais dans les procès verbaux qu’elle a sous ses yeux, plusieurs détails retiennent l’attention de la présidente. Deux séjours à Lille, en octobre et décembre 2014, que Joseph. P prétend avoir fait en qualité de touriste, pour « se promener ».

« J’avais gagné 1 200 euros en vendant 40 grammes d’or.

– Ça n’est pas logique, monsieur, se renfrogne la présidente*. Soit vous avez de grosses difficultés financières, dans ce cas quand vous avez de l’argent vous l’utilisez pour vos besoins, soit vous n’étiez pas à Lille grâce à cet argent que vous prétendez avoir gagné en vendant de l'or. »*

« Boum, boum, boum, ils vont tirer sur ma famille »

Joseph P. gesticule un peu, lève les yeux au ciel, paraît reprendre son souffle. Il essuie des mains que l’on devine moites sur son pantalon. De nombreux silences entrecoupent les échanges. Tout pourrait s’arrêter là, par une dénégation définitive à laquelle succéderait le réquisitoire implacable du procureur et la défense vaine de l’avocat de permanence, qui découvre à peine l’affaire.

Mais d’un coup, Joseph P. parle.

D’abord il prévient : « Le monsieur qui joue avec moi comme ça, il habite tout près de chez moi, c’est un rasta, il est très méchant, je veux pas qu’il menace ma famille. Je le connais bien, je sais où il habite. » Il poursuit : « Je connais des jeunes, ils sont trois à Lille en ce moment, ils vont bientôt repasser (NDLR : pour retourner en Guyane). » Puis il détaille ses premiers voyages : quatre ovules en octobre, autant en décembre, « mais j’ai dû en laisser une, car je saignais, du coup il ne m’a donné que 1 500 euros. Et je dois payer mon billet de retour, donc il ne me reste presque rien à la fin », raconte-t-il.

Le tribunal note. L’assesseure assise à la droite de la présidente a les yeux écarquillés depuis un quart d’heure. La présidente se tourne vers le procureur, qui se lève :

« Si on vous met dans un véhicule de police, vous pouvez les amener à l’endroit où se trouve ces gens à Lille ?

— Oui, mais faut pas qu’ils sachent que c’est moi, sinon boum, boum, boum, ils vont tirer sur ma famille.

— Madame la présidente, vu les circonstances, je pense qu'il faut qu'il soit présenté à un juge d'instruction. »

C'est aussi l'avis de la défense. Le tribunal en décidera ainsi et c'est tard le soir que Joseph P. est mis en examen et placé en détention provisoire. L'information judiciaire ouverte, une longue enquête va débuter, sur la base de ces révélations. Un avocat présent, à la suspension, n'en revient pas : « Tout de même, ce genre de cas en comparution immédiate, c'est rarissime. »

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